2018
La censure des fables au XIXe siècle ou comment la fourmi devint charitable
Au XIXe siècle, La Fontaine fit l’objet de toutes les attentions des pédagogues. On utilisa sans relâche ses fables dans les manuels scolaires et uniquement dans ceux-là.
Elles constituaient un pilier des valeurs françaises à l’école car elles serviront à enseigner les valeurs républicaines, droits et devoirs, à travers les morales venues de sujets tirés de la vie quotidienne. Les fables servaient également de dictée, de récitation, de lecture et d’exercices d’écriture. Bref, un enseignement moral idéal pour l’instruction enfantine.
Oui mais, voilà que l’on s’aperçoit que notre bon La Fontaine, même si au XIXe on occulte soigneusement ses contes libertins, a écrit des fables qui elles non plus ne répondent pas toutes à la morale de l’école républicaine… Est-il bienséant d’apprendre à de jeunes enfants innocents que la raison du plus fort est toujours la meilleure ? La république serait-elle mise en danger par le triomphe de la force ? Les auteurs du XIXe siècle se sont fait un plaisir « d’améliorer » les morales : Ainsi, dans une version de 1787 de la fable Le Loup et l’Agneau, un dogue vient sauver l’agneau innocent, empêchant ainsi le loup d’abuser de son pouvoir.
Même La Cigale et la Fourmi est transformée pour rendre la fourmi plus aimable et donner ainsi l’exemple d’une héroïne moins cruelle, plus charitable.
Quant au Corbeau et au Renard, comment défendre ensuite la propriété privée après un tel exemple de vol et de fourberie ? Des améliorations s’imposent !
Plusieurs auteurs reconnaissent d’ailleurs, qu’il est beaucoup plus simple d’écrire eux-même des fables plutôt que de corriger celles de La Fontaine. Certains recueils scolaires comptent davantage de fables d’auteurs aujourd’hui oubliés que de fables de La Fontaine.
D’où le succès des fables de Florian, neveu de Voltaire. Il écrivait des fables qui connurent un grand succès, non seulement parce qu’elles étaient fort bien écrites mais surtout elles contenaient bien plus de valeurs morales et civiques adaptées aux enfants. Jean-Jacques Rousseau n’avait-il pas déjà démontré en son temps que les morales de La Fontaine porteraient les enfants davantage au vice qu’à la vertu ?
Vous avez peut-être appris à l’école Le Jardinier et son Seigneur. Voilà une fable qui semble bien innocente, avec l’histoire de ce brave jardinier qui n’arrive pas à se débarrasser d’un lièvre qui lui mange ses choux . Il fait alors appel à son seigneur pour l’aider et celui-ci vient avec sa suite, mange et boit tout à loisir avant de complètement saccager le jardin potager. La pudeur des professeurs d’alors fit qu’ils enlevèrent tous les passages concernant la fille du jardinier : le seigneur tient à la faire asseoir auprès de lui pour mieux admirer sa main, son bras,sa gorge et finalement la caresser. Cette scène choquante sera bien sûr modifiée : "caresse sa fille" devient "entretient sa fille". Voilà qui est plus convenable !
Ces coupes sont faites sans même en avertir le lecteur qui de bonne foi pense apprendre du La Fontaine alors qu’il lit quelques mauvais vers de remplacement. La Chatte transformée en Femme où les époux prennent du repos et non pas du plaisir...
La fable Le Mari la Femme et le Voleur, qui nous semble bien innocente aujourd’hui est prestement supprimée des manuels scolaires. Cette fable ressemble vraiment à un des petits contes dont La Fontaine possède le secret : un mari se lamente de n’avoir jamais de signes de tendresse de son épouse lorsqu’une nuit un voleur pénétrant dans le logis effraie la dame qui se réfugie dans les bras de son époux pour son plus grand bonheur. Certains recueils vont la garder pour totalement la transformer comme dans un livre de 1836 où la femme est remplacée par un petit sauvage rapporté par un capitaine de frégate et offert comme jouet à un enfant!
Des fables de La Fontaine vont être traduites en créole et destinées à l’instruction morale des peuples soumis à la colonisation, cette morale s’appuie toujours sur la soumission aux maîtres blancs...
Si notre plaisir est entier de lire et de dire les fables plusieurs siècles après leur invention, c’est qu’elles nous touchent toujours intimement. La Fontaine a su par le biais des fables utiliser une des rares portes qui était ouverte en ce dix-septième siècle où tous les arts étaient formatés et utilisés pour la gloire d’un monarque pour en faire subtilement, une des rares œuvres démocratiques de l’ancien régime.
Aujourd’hui, la place des fables dans le domaine scolaire se réduit progressivement : les élèves ne l’étudient plus systématiquement, il est devenu facultatif dans les programmes primaires depuis près de trente ans. Transmettre La Fontaine n’est plus une priorité.
Force est de constater qu’après avoir été un pilier de la culture française, il fait de moins en moins partie du patrimoine culturel français.