2023
La Fontaine vu par un éminent professeur du XIXe siècle
En 1886, monsieur Augustin Gazier, très sérieux agrégé de grammaire et professeur de poésie à la Sorbonne, imagine un livre de fables de La Fontaine à destination des écoliers où les fables sont rangées par ordre croissant de difficulté.
Son idée est de faciliter le travail des enseignants qui n'ont plus ainsi à rechercher eux-mêmes les fables en fonction de l'âge de leurs élèves. À première vue dans ses choix, rien de bien original car il utilise les sept premiers recueils pour les plus jeunes élèves et ainsi de suite jusqu'aux plus complexes pour les plus grands. Mais c'est bien le premier et le seul livre de fables, à ma connaissance, où celles-ci sont classées ainsi. Du moins, selon la vision de monsieur Gazier.
Étonnant ce choix de placer Le Coq et la Perle en 4ᵉ position ainsi que Le Chameau et les Bâtons flottants en 18ᵉ, alors qu'elles sont en général très peu utilisées. Ces deux fables traitent le même sujet : les méfaits de l'ignorance, thème sans doute cher à ce professeur. Étonnement aussi en voyant Le Laboureur et ses Enfants en 70ᵉ position alors qu'elle met en avant la valeur du travail. Certaines fables sont "oubliées", notamment celles qui traitent des relations hommes-femmes. On peut parler, dans l'éducation de la jeunesse du XIXᵉ siècle, de la misère des hommes, de la guerre, de la maladie et de l'injustice mais d'amour surtout pas !
La seconde originalité de cet ouvrage est qu'il se veut divertissant pour "instruire sans fatiguer". L'auteur prend la peine avant presque chaque fable d'expliquer un peu de géographie ou la vie et les mœurs des animaux dont La Fontaine nous conte l'histoire. On apprend avant de lire Le Loup et la Cigogne, qu'au dernier tiers du XIXe siècle on tuait mille loups par an en France. Quant à la fable L'Ours et les deux Compagnons, elle nous indique que l'ours brun habitait encore les hautes régions des Alpes et des Pyrénées. Quant au chat, il est qualifié "d'égoïste et féroce, il n'est pas rare de se laisser séduire par sa gentillesse hypocrite". Nos pauvres minets !
Un peu de mythologie pour les plus grands fait aussi partie de l'ouvrage. Le Paon se plaignant à Junon donne l'occasion de resituer Junon parmi les dieux antiques et aussi de s'offusquer aux vers : "Au lieu qu'un rossignol, chétive créature,/Forme des sons aussi doux qu’éclatants,/Est lui seul l'honneur du printemps." L'auteur s'insurge de l'exagération poétique de La Fontaine : Les fleurs sont aussi bien l'honneur du printemps ! Non mais ! Et puis, pour Auguste Gazier, La Fontaine va trop loin dans la fable Rien de trop, rendez-vous compte, La Fontaine parle des hommes en termes très désagréables : "Puis le ciel permit aux humains/De punir ces derniers (les loups) : Les humains abusèrent/ À leur tour des ordres divins". Lorsque l'on sait ce que les hommes ont fait de notre planète aujourd'hui, La Fontaine était on ne peut plus clairvoyant. Notre fabuliste, très intéressé par les progrès scientifiques, tâchait de se moquer des astrologues et autres diseurs de bonne aventure. Monsieur Gazier pense que la fable L'Horoscope n'avait plus sa raison d'être de son temps car les progrès de la science ont fait disparaître bien des superstitions grossières. Il est sûr qu'en 1886, il n'y a plus un seul astrologue en France et qu'il n'y en aura plus jamais !
Voyons un peu ce que notre professeur pense de la fable Le Satyre et le Passant. "Il est utile de voir ainsi de temps en temps une fable médiocre, on en apprécie que plus la perfection des autres". On se demande pourquoi il l'a sélectionné pour son ouvrage. Apparemment la métaphore de la duplicité de l'homme ainsi que la mise en relief du manque d'empathie ne fait pas partie de ses préoccupations.
L'auteur a aussi ses préférences. La fable Les deux Rats, le Renard et l’Œuf est jugée la plus difficile de tout le recueil car il faut comprendre, nous explique-t-il, la philosophie de Descartes. La plus charmante, Les Compagnons d'Ulysse est une réécriture d'une partie de l’Épopée d'Homère qui doit peut-être lui rappeler ses propres études. Quant à la fable L'Hospitalier, le Juge arbitre et le Solitaire, elle est jugée un véritable chef d’œuvre. Cette fable clôture le dernier recueil écrit à la fin de la vie du fabuliste, lorsque celui-ci, très malade, cherche son salut dans la foi. On sait à quel point le XIXe siècle a été religieux et Augustin Gazier, spécialiste du jansénisme n'a pu que l'apprécier.
Cet homme sévère, juge avec les yeux de son temps le poète La Fontaine : les fables lui paraissent merveilleuses sur le plan de la morale, il est également un grand admirateur de son génie pour les vers libres. Il ne se pose aucune question apparemment, sur certaines morales qui peuvent parfois paraître ambiguës, comme celle du Corbeau et du Renard, où le voleur donne des leçons à sa victime, ou lorsque le loup sans foi ni loi croque l'innocence même. J.J.Rousseau un siècle avant s'était rebellé contre les fables, arguant que les enfants n'étaient pas capables de distinguer le bien du mal. Un certain Alphonse de Lamartine, considère les fables comme un fiel répugnant et leur auteur un vieillard prêchant une philosophie froide, dure et égoïste. Heureusement que les enseignants avaient l'esprit plus ouvert et davantage de jugement sur les fables que ces deux célèbres écrivains
. Quant aux autres écrits de La Fontaine, ils n'ont pour Augustin Gazier aucune valeur. Il pense qu'il est totalement incompréhensible qu'un auteur ait pu faire preuve de tant de médiocrité pour ses autres œuvres et il n'arrive pas à se l'expliquer. Mais heureusement, nous précise-t-il, Jean de La Fontaine demanda pardon de tous ces horribles ouvrages et finit sa vie dans une austère pénitence...
Et oui, nous sommes bien au XIXe siècle où le puritanisme et la pudibonderie empêchaient d'apprécier toutes les délicieuses poésies lyriques écrites avec des vers merveilleux de notre cher Jean de La Fontaine.